Je me rappelle bien ce jour-là, j’étais gamin,
mon père et moi sur le palier du voisin d’en bas et le vieux voisin, M Agustí,
ouvrant la porte. Il était grand, M Agustí, et je le respectais bien parce qu’il
était grand et vieux, mais il ressemblait à un roseau, ce qui à mes yeux lui
rendait un air de vigueur immortel. En plus il était courtois. Tout cela m’apaisait,
ma confiance en lui découlait de tout cela. Cependant j’avais confiance en mon
père par-dessus tout et tout le monde, car mon père était Dieu, bien que je soupçonnais
qu’il était un dieu particulier qui disait et faisait des choses que je ne
comprenais pas, et même qui s’avéraient trompés, et en ce cas-là c’était parce
que les autres ne les comprenaient pas, ce qui rendait mon père le dieu des
dieux, le roi de tous les dieux. Je le voyais avec une couronne qu’il ne se levait,
même pas pour dormir. Je ne lui ai jamais parlé de sa couronne parce qu’il ne m’en
parlait jamais, et j’ai interprété ça comme un signe de modestie et de mystère,
un truc que l’on devait regarder mais pas en parler. Mon père était un dieu
très modeste, je crois bien. Il me disait de manière récurrente que si je ne
savais quelque chose il valait mieux me taire, et du coup je me taisais,
maintes fois je me taisais, et pourtant j’étais assez bavard. Je pensais en
profondeur avant de dire n’importe quoi, ce qui me rendait un enfant très
pensif au prix de la répression. Ma pensée entrait souvent en conflit avec ce
que je ressentais. Mon père ne le savait pas à l’époque, tout comme moi.
Aujourd’hui je le sais, et mon père insiste à ne pas le savoir, tout comme à l’époque.
M Agustí ouvrit la porte et mon père se mit à
parler avec lui sur n’importe quoi. À un moment donné de la conversation M Agustí
lui dit « il s’agit de je ne sais
pas quoi… », et j’ai sorti sur le coup en disant « eh bien, si vous
ne savez quoi, alors il vaut mieux vous taire, M Agustí », et tout de
suite mon père m’a assené une claque très sonore, je l’entends encore. Je ne
comprenais pas du tout sa réaction et là je pense que M Agustí ne le comprend
non plus depuis son cimetière. Mon père lui il a rougi, sa figure plus rouge,
me semblait-il, que la mienne suite à sa claque. Bizarre. J’ai regardé M Agustí
et par bonheur il faisait mine de rien, il était trop vieux pour se scandaliser,
j’ai voulu penser, et peut-être il me donnait raison, parce qu’après, une fois
mon père eut parti il m’a dit que, effectivement, il ne savait quoi dire à mon
père, et qu’il vaut mieux dire « je ne sais pas quoi » plutôt que de
feindre de le savoir. Mais alors, d’après mon père il y a le silence, j’ai dit
à M Agustí, et il m’a fixé puis nié de la tête. Non, le silence peut être interprété
comme si l’on connait la réponse, et c’est malhonnête, tu comprends ?, m’a
dit-il pendant que sa femme, Mme Anna, me donnait des biscuits au beurre. Vous
avez raison, pensai-je, vous avez raison…. Et ce fut à partir de ce jour-là que
j’ai commencé à détrôner mon père et considérer le vieux voisin M Agustí comme
mon nouveau dieu. Et cela jusqu’à ce qu’il a commencé à radoter peu de temps
après. Les dieux durent très peu, à vrai dire, mais pas mon bouleversement. Mon
insécurité. Ça va me durer à vie, je crains. Enfin. De temps en temps je vais
au cimetière visiter M Agustí et sa femme, eux décédés aux années 80. Je les
aime bien encore, autant que je les aimais jadis.
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