La famille maigre
d’Ed aurait eu un élément dissonant en matière de poids si ce n’était justement
pas pour la nature obèse d’Ed. Il était gros, énormément gros, mais personne,
surtout personne de sa famille et de ses proches ne s’en rendait plus compte.
Plus on le traitait plus on l’ignorait, et lui il n’ignorait ça pas du tout. À
quel âge t’es-tu rendu compte de ce fait, Ed ?, lui ai-je demandé pas comme
journaliste il y a déjà quelques ans, et il m’a dit progressivement, tu sais, et
par ça je veux dire avec le temps, ce fut une question de temps, donc pas à
mesure que je grossissais, parce que je suis né déjà gros, je suis sorti du
ventre de ma mère déjà gros, et dès lors mon obésité n’a fait qu’augmenter
conformément à mon âge, voilà tout. Je pense, mais c’est juste un soupçon, que
ma mère m’a commencé à détester à partir de ce moment-là. La douleur de
l’accouchement ne fut que le point de départ d’un processus de haine de sa part
qui a mené à ma transparence, et j’insiste à ce mot, parce que parfois j’ai été
tenté de penser à l’invisibilité, mais ce n’est pas ça. L’invisibilité aurait
impliqué ma présence physique, mais ce n’est pas le cas. Si c’était ça le cas,
ma présence corporel aurait modifié le comportement de mes proches qui en
contact avec moi auraient rebondi comme une boule de billard. Ça aurait modifié
leur vie. Mais non. À partir d’un certain moment je suis devenu transparent
pour eux. En contact avec moi ils n’ont plus rebondi. Ils me traversent, tu
sais, avec le temps ils sont parvenus à me traverser. Je n’existe plus. C’est
l’art de la routine, on atteint cet incroyable niveau de perfection. En quelque
sorte j’admire ma famille pour m’ignorer au point de me rendre transparent, et
en vérité ce que je ne comprends pas aujourd’hui c’est comment il est possible
que toi aussi ne me rendes transparent. Ça fait longtemps que tu me connais, et
tout le monde qui me connait depuis longtemps termine par le faire. Tout le
monde sauf toi, et je ne comprends pas ça. Bien entendu, ce n’est pas que je
comprenne la possibilité de cette sorte de transparence à mon égard, je suis
gros mais pas dingue, mais je suis si habitué à cette réalité que je la trouve
aussi normale qu’eux, et une fois que tu trouves normal n’importe quoi la
rationalité n’a aucun sens parce qu’elle disparaît, tout simplement. Nous
sommes rationaux pendant un moment, tu sais, et après c’est fini, tu sais. C’est
toi qui es anormal, m’a dit-il, c’est toi qui me fais douter de ta rare nature,
dit-il, et puis a souri. Tu ne me trouves pas transparent, m’a dit-il, et je n’ai
su quoi dire, et il a ri.
La transparence
pose des énormes avantages, m’a dit-il. En fait, la seule manière que je
conçois d’être joyeux c’est à travers l’obésité, grâce à laquelle on devient
transparent. On ne peut pas être plus haï si l’on est transparent, c’est-à-dire
encore plus inexistant qu’invisible, comme je te disais. À mesure que la haine
à mon égard disparaissait on me détestait de moins en moins, tu vois ? ,
m’a-dit-il. Mais alors, comment peut-on être joyeux sans être aimé, si l’on est
transparent et donc n’existe pas aux yeux des autres ?, lui dis-je, et il
se mit à rire une fois encore et je le détestai, pour un instant je le détestai,
mais pas à cause de sa transparence, puisque je le voyais parfaitement en face,
mais tout simplement parce que je ne comprenais la raison de cet éclat stupide
de rire qui me rendait à moi stupide lorsque que j’ai su la raison de cette réaction.
Si je voyais Ed parfaitement en face c’était justement parce que je l’aimais,
il était mon ami depuis longtemps, ce serait tout à fait impossible pour moi de
le rendre transparent. Et ce fut à ce moment-là que je réalisais que sa famille
et tous ceux qui le rendaient transparent eux ils étaient aussi transparents à
mes yeux. Certes, les membres de sa famille étaient très maigres, on avait
difficulté à les voir même s’ils passaient à mon côté, mais c’était
probablement avec le temps qu’ils sont disparus de ma vie pas à cause de cette
raison mais parce qu’ils étaient devenus transparents à mes yeux. C’était une
chose formidable, la transparence, pensai-je. Mais Ed avait difficulté à
franchir le seuil de n’importe quelle porte, même le portail d’une église ou
d’une cathédral, pensai-je, et puis le lui ai rappelé. Bien sûr, a-dit-il. Bien
que la transparence a ses avantages, ça pose aussi quelques problèmes, dit-il. À
l’occasion de ma première communion, tu te souviens ?, le prêtre s’est
refusé de me donner l’hostie parce qu’en entrant à l’église j’avais enfoncé la
porte en bois riveté. Ma mère, à l’aide de mon père et de mes deux sœurs,
m’avaient aidé à entrer en me maudissant, tu te souviens ?… Et le prêtre
me maudissait alors que j’entrais dans la maison du Seigneur, tu vois ? Le
Seigneur a dû bien me pardonner pour ça, mais ce ne fut pas le cas du prêtre,
qui contredit le Seigneur, car le Seigneur, s’il existe, et je suis sûr que le
prêtre le croyait ainsi, lui il est clément, même si à ce moment-là, face au
prêtre et son refus, je pensais que le Seigneur devait être très distrait
d’envoyer ce représentant à lui si peu clément pour me donner la communion.
Enfin. La transparence elle rend transparent aux hommes mais pas aux choses. Je
dois faire donc attention aux choses, et la seule chose que les choses ont en
commun avec mes proches c’est le fait que tous ne m’adressent pas la parole. Non
pas que ça me gêne, je fais juste un constat, ma réponse à ta question
journalistique est aussi journalistique, comprends-moi. Et la vérité c’est que
son ignorance à mon égard ne me gêne pas, simplement parce que je suis né dans
cette situation. Je ne le prends pas comme un mépris, plutôt au contraire, je
sais que c’est son aveuglement, cela devient évident lorsqu’ils me traversent.
C’est un manque de sa part, voilà tout, je les vois et ils ne me voient pas, de
ce point de vue j’ai l’avantage. Personne ne met la table pour moi. Je suis
habitué à entrer dans la cuisine et pendre mon assiette et me servir la nourriture
lorsque la famille est déjà assisse à la table. Je peux manger débout dans la
cuisine ou manger avec eux à la table, personne sauf moi ne voit pas la différence.
Mon obésité m’a rendu spécialement dégourdi, je connais l’effort et la douleur
bien plus que les gens ordinaires. Je dois me débrouiller tout seul et en plus
je dois le faire en traînant ma masse corporelle. Je ne me plaigne pas et moins
encore m’apitoie sur mon sort. Ça ne servirait à rien. J’ai de voix mais ils ne
m’entendent pas, ils ont appris bien tôt à m’ignorer. Pour eux ma voix est un
bruit lointain, comme le train qui passe à côté de la maison. Il n’existe plus.
Si je tombe malade je me soigne moi-même, et quand j’ai voulu me faire opérer de
l’estomac pour maigrir j’ai eu peur que le chirurgien ne me voie pas, mais il m’a
vu parfaitement, il ne me connaissait pas et heureusement m’a vu, du coup pour
l’instant il m’a vu, pensai-je, mais j’ai craint qu’au bout d’un moment je
devienne aussi transparent pour lui. J’ai dû m’efforcer à penser qu’il était
habitué à traiter avec des obèses, c’était son métier d’opérer des personnes
comme moi, et donc avec lui il n’y avait pas danger de transparence. Pourtant, je
n’ai pas dormi de la nuit avant l’opération, et pas à cause de ma nervosité
pour le bloc, mais parce que j’avais peur qu’en pleine opération je me rende
invisible à ses yeux. Mais, ça lui aurait déjà arrivé !, me répétai-je, puis
je me disais oui, mais il y a toujours une première fois pour tout. Toujours
est-il que le chirurgien lui était aussi obèse, pas tant comme moi mais obèse
quand même, suffisamment pour être aussi transparent. Entre les obèses on s’aide,
je me mentais, parce qu’il est vrai qu’entre les obèses on se voit, on ne se
rend jamais transparent, mais s’aider ? On s’entend parfaitement mais ne s’aide
pas, on ne fait que pour soi, tout comme entre les gens ordinaires et les maigres...
Ed a continué à
parler et je me suis tu, puisque j’écoute lorsque l’on parle, et je n’ai eu
besoin de lui poser plus de questions, il répondait toutes mes questions
potentielles. Et au bout d’un moment il est devenu flou. Peu à peu il est
disparu. J’ai regardé autour de moi, mais là il n’y avait enfin plus personne. J’ai
prêté l’oreille, mais je n’ai rien entendu non plus. Il avait disparu, et pourtant
je savais qu’il était là et qu’il me voyait. Mais à quoi cela servait? Dès lors
j’ai perdu mon ami. Je ne peux pas affirmer qu’il soit proprement mort, mais il
est proprement disparu, et il semble qu’à toujours. Ce n’est-ce pas ça, la mort ?